En quittant mon mari, à l’automne 1978, je choisissais, au moins pour un temps, la solitude. Une étape de réflexion dans ma vie, au seuil de ma troisième décennie. J’avais fêté mes trente ans en janvier 1977, sans trop me poser de questions sur mon couple, qui battait de l’aile à cause de ma belle-mère et je mobilisais mon énergie dans un nouveau volet de ma vie professionnelle.
Mes espoirs de promotion dans l’agence de publicité où je travaillais précédemment s’étaient en effet, en 1975, trouvés violemment interrompus. Un soir où nous préparions tardivement une présentation importante, mon mari était venu faire un scandale , me demandant de rentrer à la maison !!! J’étais grillée ! Comment espérer qu’on allait me confier un poste de direction après cette scène de vaudeville que je n’avais pas su éviter ni endiguer.
Ce scandale avait été en effet le catalyseur de ma remise en question, tant personnelle que professionnelle. J’avais pris conscience que mon mari s’employait à me couper les ailes, sans doute parce qu’il sentait qu’il n’avait pas suffisamment d’envergure pour mener une carrière de même niveau. Par ailleurs, bien que la publicité soit un des rares domaines assez ouverts aux femmes à l’époque, je ressentais fortement le poids du plafond de verre dans les grandes agences. Il n’y avait pas une seule femme directeur… Et sûrement pas moi après ce scandale!
Je suis donc entrée dans un groupe de conseil en stratégie, dont le rythme était tout aussi intense mais où j’allais acquérir d’autres compétences, d’autres expériences. Ce n’est qu’au bout d’environ trois ans dans cette activité, que j’ai pris la décision d’une remise en question complète de ma vie : quitter mon mari et changer d’orientation professionnelle. Je ressentais le besoin de fonder une famille et ce n’était pas vraiment compatible avec le rythme de vie que je menais. Ni avec mon couple, devenu un ménage à trois avec belle-maman .
J’aurais aimé reprendre des études, dans des domaines qui m’avaient toujours intéressée, le droit et la finance. Mais impossible alors, car j’avais besoin de gagner ma vie. Et celle d’Ophélie.
Cette année 1978 , celle de mes 31 ans et de l’entrée dans ma vie d’Ophélie, a en effet marqué de grands bouleversements. Tout changer simultanément dans une vie n’est cependant pas sans risque, j’en ai peu à peu pris conscience, d’autant plus que je partais, après dix ans de vie commune, en abandonnant tous mes droits sur les biens immobiliers, acquis à crédit et sur lesquels notre apport personnel était minime. J’avais quitté notre quatre pièces du quinzième pour un studio du même quartier, en location pour quelques mois, que je partageais avec toi, mon bébé noir et poilu, Ophélie.

Ophélie, je t’ai achetée pour deux cents francs sur un coup de coeur, un soir d’automne, en passant dans une animalerie sur les quais. Tu ressemblais à Cachou, en version chaton et angora. Une bouille noire éclairée par de grands yeux verts. Me précipitant chez le vétérinaire pour te faire vacciner il est apparu que tu avais à peine deux mois. Mais, à l’époque, la réglementation sur la vente de chats était assez laxiste. Tu étais pleine de puces et devais être traitée pour un coryza. Je t’ai maternée comme un premier bébé, tu as partagé pendant deux ans, tant mon lit que mes peines et mes doutes sur l’avenir vers lequel j’allais me diriger.

L’ année 1979 a en effet été difficile, tant sur le plan professionnel que personnel.
Professionnellement, ce fut une période de mutation et de tâtonnements . Une expérience de quelques mois dans une toute petite société qui s’est trouvée en faillite m’a permis de bénéficier d’un licenciement économique . Puis une erreur d’orientation professionnelle vite corrigée par un départ négocié m’ont ensuite permis de réactiver d’envisager, dans le cadre d’une formation, la reprise d’études dont je rêvais. En effet, la grande école dont j’étais sortie dix ans plus tôt ne me préparait qu’à des jobs de spécialistes.
Affectivement, il me fallut aussi quelque temps pour savoir où j’allais et ce que je voulais. Heureusement, tu étais toujours auprès de moi, si douce et si câline. Je t’emmenais partout. Chez mes amis à la campagne puis chez mes parents avec lesquels j’avais renoué. Grâce à l’intermédiation de ma cousine, j’avais rétabli un contact avec mes parents, installés dorénavant dans leur maison sur les hauteurs de Nice. Je n’ai pas hésité à t’embarquer pour plus de dix heures de route dans ma 4L vert fluo pour te présenter, mon bébé, à mes parents.
Evidemment, j’ai senti qu’ils auraient préféré accueillir un bébé moins poilu …. mais ils ont fait bonne figure, trop heureux de renouer avec leur fille unique.


Je t’emmenais aussi pour les petites vacances de ski. Un soir de grand départ des vacances de février 1979 à la gare de Lyon, nous partions toutes les deux par le train de nuit pour Avoriaz, où je devais retrouver des amis. Au moment de monter dans le train, avec ma valise et ton petit panier d’osier, je m’aperçus que tu venais d’attraper la fermeture du panier avec ta petite patte noire … et avant que je puisse poser ma valise et te rattraper, tu avais sauté sur le quai puis sur la voie.
C’est un des pires souvenirs de notre vie commune! Bien sûr je renonçai à prendre ce train, pour essayer de te trouver . En larmes sur le quai j’attendis le départ du train pour t’appeler. En vain. Je restai près de deux heures ainsi à te chercher en pleurant, m’attendant au moins à retrouver ton petit corps sur la voie. Pas la moindre trace de chaton. Des gens compatissants ont proposé de me reconduire chez moi, me conseillant de revenir très tôt le lendemain. Non, je ne partirais pas sans toi, morte ou vive. J’errais le long du quai criant ton nom. Le silence se faisant de plus en plus sur la gare qui allait fermer pour la nuit, tout à coup j’entendis un très faible miaulement, provenant de la voie sur laquelle le train était parti. A une trentaine de mètres du lieu de ton escapade. Je descendis sur la voie et ramassai une petite boule de poils couverte de suie, de crasse mais en vie et apparemment en bonne santé. Le train ne t’avait pas touché, juste terrorisée.
Cette nuit-là, dans notre lit du petit studio, fut une des plus heureuse de ma vie. Tu étais avec moi, et plus jamais je ne te laisserais partir !

Et pourtant, petite chipie, cette mésaventure ne t’a pas dissuadée d’aller visiter le monde . Notre studio donnait sur le square Blomet où tu rêvais d’aller chasser les souris.
Tu étais à la fois possessive et soucieuse de me défendre. Un soir où mon premier amant après mon divorce était venu dormir à la maison, tandis qu’il commençait à se mettre en action pour me combler, tu crus peut-être qu’il m’attaquait et tu t’es jetée, toutes griffes, dehors sur ses jambes!

Nous avions besoin d’un peu plus d’espace pour coexister et je louai alors un deux pièces au rez de chaussée sur cour avenue Raymond Poincaré. Ainsi je pouvais m’isoler de temps en temps la nuit ….
Je me rappelle encore le jour où j’entendis un grand bruit d’ailes : tu avais chassé un pigeon, te sauvant par la fenêtre dans la cour et le malheureux volatile, pour échapper à ta prédation, s’était réfugié en haut d’un placard sous le plafond. Son sauvetage a été long et difficile mais réussi .
Un an plus tard, en août 1980, je partais en Indonésie pour deux semaines avec une amie. Ma vie professionnelle s’était stabilisée, j’avais commencé une licence de droit en bénéficiant d’une d’équivalence pour la première année et je m’apprêtais, en septembre, à commencer une scolarité en MBA, à la prestigieuse Insead de Fontainebleau. C’était enfin l’aboutissement du projet formé dix ans plus tôt, tombé à l’eau à la suite de la rupture avec mes parents et mon mariage précipité. L’ouverture internationale était en effet devenue essentielle dans les années 80.
Ces grandes vacances de deux semaines pour visiter Bali à moto et Jogjakarta, difficile de les partager avec toi! J’avais dû renoncer à une troisième semaine aux Célèbes : mes parents, qui devaient déménager fin août, quittant leur grande villa pour un appartement à Cimiez, se trouvaient tous deux hospitalisés et m’appelaient au secours pour assurer leur déménagement.
Pour ces deux semaines d’absence, je devais t’abandonner pour la première fois. Heureusement un ami publicitaire, qui adorait les chats, a proposé de te garder chez lui à Neuilly. Hélas à mon retour, tu avais disparu, te sauvant par sa fenêtre sur son balcon au troisième étage . Introuvable ! J’étais désespérée, d’autant plus que je devais partir la semaine suivante à Fontainebleau sur le campus de l’Insead, partageant mon deux pièces avec une amie de province : elle en semaine et moi les week-ends. Je n’avais pas le droit de t’emmener sur le campus, mais elle allait veiller sur toi en semaine.
Heureusement, grâce à ton collier avec mon numéro de téléphone et à des annonces placardées dans le quartier offrant une bonne récompense, tu me fus livrée deux jours avant mon exil bellifontain, par un gentil jeune couple qui t’avait ramassée errant avenue de Neuilly. Comment avais-tu fait pour descendre de la terrasse, du troisième étage ? Je ne l’ai jamais su mais l’essentiel était de te retrouver. J’ai pu aussi voir ton bonheur à l’aune des gros câlins de nos retrouvailles.

Nous vécûmes cette année scolaire 1980-81 dans le deux-pièces du seizième, nous retrouvant du vendredi soir au lundi matin et souvent un soir de semaine où je venais à Paris pour suivre les travaux dirigés de maîtrise de droit.
Ma vie à cette époque commença à changer profondément. A l’Insead j’avais rencontré un homme, un allemand (pour faire simple!) dont j’étais tombée amoureuse et que souhaitais donner comme père à mes futurs enfants. A ma sortie, diplôme en poche, en juin, je renonçai à une offre très rémunératrice dans une banque à Bahrein, pas seulement pour toi, mais aussi parce que mes parents, vieillissants, semblaient vivre très mal le départ au bout du monde de leur fille unique enfin retrouvée.
Je privilégiai une offre à Paris, comme analyste financier à l’Agence Française de Développement (alors Caisse Centrale de Coopération économique). Mes parents, reconnaissants pour ma décision, me proposèrent de m’aider pour acheter un appartement, en me fournissant un apport personnel important. J’empruntai le reste à un taux très préférentiel à mon employeur (2,5% alors qu’à l’époque les taux étaient autour de 14%).
Nous nous sommes alors installées à l’automne 1981 dans un trois pièces rue du Montparnasse, dans ce sixième arrondissement dont j’avais toujours rêvé. Mon chéri, Erik (nom modifié), venait tous les week-ends, car il travaillait en Allemagne. Courant 1982, il fut recruté dans un grand cabinet de conseil à Paris et nous débutâmes notre vie à trois : Lui, toi et moi…. Jusqu’à l’annonce, mi- 1983 de l’arrivée de celui que tu allais peut-être percevoir comme un « concurrent ». Mon premier enfant humain né en mars 1984, a ainsi ouvert le second chapitre de ta vie féline .